Nous avons changé de monde. Et la crise que nous observons, que nous subissons, n'est qu'une phase transitoire vers un changement systémique. La crise est là. Elle sera là pour longtempts. Car derrière la variante financière il y a la crise technologique, industrielle et environnementale. Sans doute, il y aura une reprise économique, mais celle-ci n'éloignera pas le spectre de la crise que diffracte le changement en marche. Au fond, c'est l'aventure solitaire du cerveau gauche qui s'ârrete là; et va bientôt céder la place à une action intégrée qui sera initiée et portée par la coopération des hémisphères gauche et droit.
La situation des Ingénieurs à la veille de changements importants, probables, de notre monde, lequel semble perdre sa cohésion pour entamer une bifurcation historique, m'a semblé particulièrement intéressante à observer et à analyser. Il faut dire que la situation des Ingénieurs porte, à elle seule, presque toutes les contradictions de notre monde et aussi les ingrédients et les signes d'une évolution vers un monde nouveau.
Il va sans dire que la technologie a réalisé dans nos sociétés de grands changements, voire des bouleversements depuis deux siècles. Mais l'Ingénieur tel qu'il est — et tel qu'il a existé — semble être aujourd'hui non seulement incapable de nouveaux changements à la hauteur des exigences sociétales (nouveaux produits, emploi, sécurité...), mais subit lui-même partout dans le monde toute l'histoire de ses anciennes innovations.
Deux éléments essentiels ont permis le développement technologique gigantesque des cent dernières années :
1- L'énergie presque gratuite. 2- L'explosion technologique due à la connaissance exceptionnelle du “fonctionnement” de la matière.
1- L'exploitation croissante du pétrole a laissé croire que l'homme avait mis la main sur une ressource infinie. Or il n'en est rien. Et chaque jour qui passe confirme les limites physiques du réservoir. Cela veut dire simplement : inventez la technologie que vous voulez, innovez, mais vous n'aurez pas l'énergie, sous sa forme ancienne, pour faire fonctionner vos outils, machines et accessoires. Ainsi, le schéma classique selon lequel l'énergie est disponible pour stimuler et amplifier à l'infini le progrès technologique résultant de l'innovation des Ingénieurs ne marche plus. Bien plus, ce schéma devient caduc. L'on peut bien sûr prolonger ce raisonnement, en englobant les autres énergies fossiles et même le nucléaire. L'énergie nous contraint à admettre enfin que nous ne sommes pas seuls au monde ; il faut bien tenir compte des 7 milliards d'individus sur Terre, il faut déjà tenir compte des pays BRICS. Le pétrole est une question centrale, mais il est aussi symbolique. L'on retrouve, par ailleurs, la même question historique pour des matières premières, telles les Terres Rares... Bref, pour l'Ingénieur, les ressources ne constituent plus des données du problème, mais le problème lui-même.
2- Tout le progrès scientifique qui a abouti au transistor et, plus tard, à la convergence de l'Informatique et des Télécommunications, ce qui a profondément modifié nos sociétés, résulte d'une révolution scientifique qui s'est produite vers 1905. Une révolution exceptionnelle. Après cette date, le progrès scientifique était tellement énorme et continu qu'il a laissé croire, là encore, à une possibilité de progrès infinie. Or l'homme ne découvre pas le feu tous les jours ! En tout cas, on n'observe pas aujourd'hui une densité importante de crises au sein des sciences qui laisserait penser à une éventuelle "petite révolution scientifique" pour un futur proche.
Réindustrialisation ? Laquelle ? Est-elle possible ? Innovation? Laquelle ? Est-elle possible ?
Voici, donc, une question essentielle dans l'analyse et de haute importance pour l'action : que penser et que faire lorsque l'état des sciences, d'une part, et l'état des ressources énergétiques et minières, d'autre part, rendent impossible tout retour au Même, tout retour à l'Âge d'Or des Ingénieurs, le retour de la croissance ?
Les économistes orthodoxes, ceux ayant observé sur certaines périodes la corrélation entre l'innovation technologique des Ingénieurs et la croissance économique, disent qu'il suffit que nos Ingénieurs innovent plus et qu'ils créent aussi plus d'Entreprises pour que la croissance puisse indéfiniment se prolonger, le long des cycles économiques. Notons au passage que ce n'est pas le cas pour d'autres économistes, tel Paul Krugman (2). Les responsables des institutions qui représentent ou contrôlent les Ecoles d'Ingénieurs vont encore plus loin ; ceux-là pensent même qu'il faut augmenter de façon significative l'effectif des Ingénieurs... Pour eux, c'est la clé de l'économie. Tout se passe comme si les Ingénieurs étaient capables d'inventer un nouveau pétrole, presque gratuit comme l'ancien, et une révolution scientifique à la demande !
Certes, ce n'est pas une entrée habituelle, mais je laisse aux politiciens ordinaires et aux économistes communs, leurs débats sur l'éblouissant miracle allemand. Tout le monde verra, tôt ou tard, que la compétitivité allemande et la compétitivité chinoise n'étaient qu'un leurre de quelques décennies.
Les Ingénieurs. Combien sont-ils ? Que font-ils ? Quels sont encore les bénéfices sociétaux de la profession ?
La France, par exemple, a vu l'effectif de ses Elèves-Ingénieurs doubler en 20 ans. Mais la France a perdu 3 millions d'emplois industriels, et ce, de façon continue sur les 30 dernières années. Il y a déjà dans ce problème de degré de sérieuses questions de nature. La contradiction n'est pas conjoncturelle, mais bel et bien structurelle.
La croissance de l'effectif des Ingénieurs — sont de l'ordre de 600 000 aujourd'hui — et le taux de chômage dans la profession qui est de l'ordre de 4 % imposent naturellement cette autre question : que font-ils dans un monde qui affiche depuis très longtemps peu de croissance, y compris en matière de dépôt de brevets ? Voilà une question que ne veulent voir les responsables institutionnels et leurs conseillers, fixés sur un modèle ancien.
J'aimerais donner ici une courte réponse à cette dernière question qui occupe, néanmoins, une place importante dans la problématique posée dans ce livre : aujourd'hui, les Ingénieurs occupent majoritairement des fonctions qui ne sont pas les leurs. Des fonctions, en tout cas, qui sollicitent moins le cerveau gauche qui a caractérisé l'histoire du métier. (3)
Pourtant, non seulement les Ingénieurs sont toujours sélectionnés et formés pour la performance du cerveau gauche, mais les Universités, elles aussi, commencent à former d'autres Ingénieurs sur le modèle des Grandes Ecoles. Voilà une autre contradiction !
On n'a vu que des questions de degré, là où il y a un sérieux problème de nature.
Dans cet ouvrage, j'ai voulu lever le voile sur la réalité d'un métier, afin d'indiquer des évolutions nécessaires des Écoles, des Entreprises, de la société et surtout de leur gouvernance en cette période particulière. Le nouveau métier d'Ingénieur — celui qu'ignorent encore aujourd'hui presque toutes les institutions — sera un métier central et, sans nul doute, crucial dans presque toutes les solutions majeures qui nous permettront de nous affranchir, dans un futur proche, des difficultés économiques, sociétales et environnementales. Si ces difficultés semblent être aujourd'hui insurmontables, c'est probablement parce que tout se passe comme si elles ne dépendaient que de la volonté politique qui devrait stimuler l'innovation de l'ancien modèle. Or, il faut tourner la page du modèle. Il faut préparer le deuil de "la mort du dernier homme".
Nous sommes en train de changer de monde.
Quelles sont les raisons technologiques de la désindustrialisation, au-delà des conjonctures ? L'innovation dépend-elle du nombre d'Ingénieurs ? N'est-elle pas bloquée par des obstacles technologiques, voire pédagogiques ? Un retour vers l'âge d'Or des Ingénieurs est-il possible ? La problématique des ressources énergétiques et minières est-elle technologique ou organisationnelle ? Nationale ou régionale ? Le développement durable ne passe-t-il pas nécessairement par les territoires ? Ne nécessite-t-il pas des Ingénieurs d'un autre genre ?
Le spectre est plus large. Mais si j'ai fait converger ses axes vers des concepts simples et accessibles, il y a plusieurs niveaux d'entrée et de lecture des observations, des témoignages, des analyses et des orientations que je présente dans ce livre.
L'Ingénieur semble être l'homme-clé des évolutions post-désindustrialisation, post-crise. Or, son métier présente lui aussi des contradictions dont les forces bloquent des évolutions possibles. Ce livre dresse et analyse les contradictions structurelles du métier d'Ingénieur. Il analyse aussi les contradictions entre le métier d'Ingénieur, d'une part, et les exigences énergétiques, industrielles et environnementales, d'autre part. Ces contradictions sont aussi des incompatibilités qui, s'amplifiant, nous montrent toutefois les indices d'un développement futur pour une prospérité certaine. La question se trouve étroitement liée à l'espoir que porte le paradigme des débats actuels sur la Réindustrialisation, l'Innovation et la Compétitivité. Mais l'urgence énergétique et environnementale et le recul du développement humain révèlent l'impossibilité d'une reconstruction technologique, industrielle, sur un modèle ancien. Celui-là même selon lequel les Écoles d'Ingénieurs, en général, demeurent, hélas, encore majoritairement orientées.
De ces contradictions, j'ai construit un concept : le concept de dernier Ingénieur. Il ne s'agit pas d'un concept de réforme, de renouvellement ou encore de fin de l'Histoire. Car, il n'est pas basé sur l'idée de retour du Même. Le dernier Ingénieur étant simplement masculin et ne sachant pas utiliser son cerveau droit, se trouve, face aux enjeux, condamné à disparaître. Nos Entreprises sont encore remplies de derniers Ingénieurs. Ce sont des Ingénieurs qui font sous une torpeur historique un travail qui n'est pas le leur. Mais le dernier Ingénieur annonce le dépassement pour le commencement de l'ère des Bénéficiaires. Ceux-ci seront des Ingénieurs d'un genre singulièrement nouveau. Ils auront une Éthique qui tire naturellement ses forces de leur engagement dans des activités centrées sur l'agencement durable des territoires. Car l'énergie du futur sera particulièrement locale et sera surtout gérée de façon transversale.
Qu'est-ce qu'un territoire ? Qu'est-ce qu'un agencement ? Développement industriel, développement durable et développement de la formation ne peuvent désormais être considérés l'un sans l'autre. Faire de l'industrialisation, d'un côté, et du développement durable, de l'autre, est simplement une absurdité sans lendemain heureux. En revanche, porter de façon compatible les deux développements exige la formation de cadres engagés dans des territoires, sélectionnés particulièrement pour un certain équilibre des cerveaux gauche et droit. En sommes-nous capables ? Les concours des Grandes Écoles, les formations et les recrutements des Entreprises ont sélectionné un Ingénieur ayant un faible potentiel d'accommodation. Aucun système optique ne semble permettre au dernier Ingénieur d'observer clairement sa propre réalité ou la bifurcation qu'emprunte le monde. Il y a là une source de problèmes intarissable pour l'Entreprise, pour la société et pour le monde. Si cette sélection issue de l'Âge d'Or des Ingénieurs pouvait paraître utile pour la maîtrise anciennement rêvée de la nature, pour la conquête et la domination, elle montre clairement aujourd'hui ses limites, avec les déséquilibres manifestes qu'elle a générés et affirmées aussi bien entre les hommes qu'avec la Nature. Les Bénéficiaires seront d'abord des relocalisateurs, mais d'une industrie d'un nouveau genre. Car il n'y a pas de retour du Même. Les industries seront symbiotiques entre elles et avec leurs territoires. Nous assistons à une convergence de l'Industriel, de l'Urbain et de l'Agricole qui annoncera la fin du dernier Ingénieur. C'est aussi une convergence vers les territoires des questions industrielles et des questions énergétiques qui sont encore la propriété des monopôles d'Etats et de Grands Groupes. Une convergence, peut-on constater, presque totalement absente des programmes des Grandes Ecoles d'Ingénieurs.
La gouvernance durable permettra aux Bénéficiaires de porter ces projets historiques d'agencements complexes industriels, agricoles et urbains. Il y a là des enjeux qui vont s'imposer avec force, même s'ils sont, aujourd'hui encore, étrangers à l'Enseignement supérieur. Les Écoles des Bénéficiaires vont reconsidérer le rôle de l'Ecole dans les territoires.
(1) Le dernier-ingénieur est une Figure, une idée, un concept qui transcande l'ingénieur. Mais cette Figure me paraît le représenter. Il y a évidemment une inspiration nietzschéenne dans le dépassement, pour aller vers une autre Figure celle du Bénéficiaire, et aussi une inspiration hölderlinienne dans l'idée "le désert croît", vue la dégradation de toutes les dimensions de notre monde. Mais l'inspiration s'arrête là!
(2) Voir, par exemple, La mondialisation n'est pas coupable, Paul R. Krugman. Ed. La découverte.
(3) « La découverte encore balbutiante, fragmentaire, selon laquelle il faut que nos deux cerveaux coopèrent pour nous donner la connaissance sera un jour appréciée dans toute son importance. […] Nous les avons considérés comme mutuellement exclusifs. Mais il devient clair qu’ils ne sont rien l’un sans l’autre. » p.15. « Toujours est-il que l'activité scientifique, du moins celle qui concerne l'invention, la découverte, la perception d'un lien entre deux phénomènes jusque-là étrangers l'un à l'autre, relève autant de l'activité de l'hémisphère droit que du gauche, de leur intégration. » p.219. Cerveau droit cerveau gauche, Lucien Israël. Ed. Plon.
Voir aussi: Invitation aux sciences cognitives, Francesco J. Varela. Ed. du Seuil.